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Europe : au-delà de l’odyssée grecque, le fiasco économique, la guerre sociale

par Maurice Magis, février 2010

Superbe modèle que notre démocratie de « marché libre et concurrentiel ». Libre, le marché l’est assurément. Intouchable, il met les Etats sous pression. Il gouverne à la place des gouvernants qui semblent avoir mis la clé sous le paillasson. Ceux-ci en sont réduits au rôle de « communicateurs » pour tenter d’enjoliver, de sommet en sommet, d’engagements stériles en contre-vérités, les règles du jeu de hasard dont ils jouent les croupiers. Mais les faits sont les faits et les évidences sont ce qu’elles sont.

Que nous apprend donc la crise actuelle ? Faisons simple : 1/ nous confions notre argent aux sociétés financières. Celles-ci hasardent les mises qui ne leur appartiennent pas, gagnent ou perdent. 2/ Quand les choses tournent mal, elles se tournent vers les Etats. Qui leur refilent nos impôts pour prendre en charge les dettes privées au prix d’une forte hausse des dettes publiques 3/ Comme il n’est évidemment pas question, pour renflouer les caisses publiques, de se tourner vers les banques, inondées de liquidités et reparties vaquer à leurs habituelles occupations spéculatives avec l’argent bon marché qui leur a été prêté, les Etats empruntent sur les marchés financiers. 4/ Ceux-ci exigent, évidemment, des primes de risque proportionnelles au niveau d’endettement des Etats. Soit de jolis taux d’intérêt. Qui justifient d’infliger des cures d’austérité aux sempiternels dindons de cette farce scandaleuse. Nous.

Un cas d’école

Simpliste ? La Grèce, en déroute budgétaire, minée par la spéculation, offre un cas d’école. « Outre les aides et les garanties de l’État (28 milliards d’euros), les banques nationales ont bénéficié de conditions de refinancement exceptionnelles auprès de la Banque Centrale Européenne, avec des taux très bas, autour de 1%. Avec cet argent, elles ont financé la dette publique, mais à des taux d’intérêt très supérieurs, autour de 6%. Elles ont reconstitué leurs profits en partie, en spéculant sur la dette publique… « Les 27 ont décidé de faire de la Grèce un exemple de la façon dont les autorités européennes, enferrées dans un libéralisme et un monétarisme institutionnels, vont contraindre tous les pays à revenir dans les clous du pacte de stabilité. » [1]. En vertu de quoi, les Vingt-Sept ont mis le pays sous tutelle dans l’espoir avoué d’apprivoiser les spéculateurs. Avec cette obligation : revenir, et vite, dans les clous du pacte de stabilité. Ce dernier prévoit que le déficit budgétaire d’un État membre ne peut dépasser 3 % de son PIB et sa dette publique 60 %. Des plafonds qu’Athènes, avec 12,7 % de déficit et 133 % de dette cumulée, a d’autant plus explosé qu’elle a, elle aussi, volé au secours de ses banques. Voilà donc comment les chefs d’État et de gouvernement européens gèrent la crise : l’argent des Etats pour les aventuriers de la finance globalisée et sans visage, l’austérité pour les victimes.

Seul face aux marchés

Le gouvernement socialiste hellène s’est donc engagé à « réduire effectivement son déficit budgétaire de 4 % en 2010 ». Ce qui est censé rassurer les marchés financiers mais plongerait de larges pans de la population dans la dèche. Athènes a déjà prévu l’adoption d’un arsenal anti-fraude, la réduction de primes aux fonctionnaires ou la baisse des dépenses des hôpitaux. Sous pression, le gouvernement a aussi programmé un gel total des salaires des fonctionnaires, le relèvement de l’âge légal du départ à la retraite ou l’augmentation des taxes sur les carburants. Le Premier ministre Georges Papandréou s’est dit prêt à faire des économies budgétaires supplémentaires « si nécessaire ».

La Commission jouera les gendarmes, en liaison avec la Banque centrale européenne et avec « l’expertise technique du Fonds monétaire international », autant de garants du purisme libéral. Un « monitoring chaque mois » sera instauré », qui fait peu de cas de la souveraineté grecque. Le pays sera mis en demeure de ramener son déficit à moins de 3 % d’ici à 2012.

Le gouvernement de Georges Papandreou est ainsi laissé seul face aux marchés. « Le gouvernement grec n’a demandé aucun soutien financier », a-t-on insisté à Bruxelles, et le traité de Lisbonne sera respecté, dont l’article 123 illustre le caractère non solidaire de l’Union Européenne. Il interdit à un État d’en aider un autre. Les faits sont les faits, disions-nous ? La Grèce doit donc lever sur les marchés les 53 milliards d’euros dont elle a besoin en 2010. En faisant appel aux financiers privés qui ont fait monter vertigineusement le taux d’intérêt des bons du Trésor hellénique. On vérifie ainsi la vacuité des discours officiels sur une « nouvelle architecture financière et monétaire mondiale » et la nécessité d’un « gouvernement économique de l’Union », dès lors que les Vingt-Sept ne veulent pas toucher aux prérogatives des spéculateurs.

L’ Europe du « malentendu… »

Voici deux ans, le 50e anniversaire du traité de Rome était « fêté » dans une grande discrétion. Et pour cause. C’est que depuis des années, l’aventure européenne ne fait plus recette. En juin 2009, une abstention massive lors des élections européennes a confirmé la césure persistante entre les peuples et les élites continentales.

Le traité de Rome visait « la création d’une vaste zone de politique économique commune transformant l’Europe en un bloc de 160 millions de consommateurs » se réjouissait la presse économique en 1957. Un vaste marché continental, par essence socialement destructeur : d’emblée, ce texte fondateur établissait que le droit du travail et les mouvements de salariés ne doivent pas entraver de façon « disproportionnée » la liberté d’établissement des entreprises (article 43 du traité) et la libre prestation des services (article 49). Une façon, déjà, de graver dans le marbre le mythe fondateur de la « libre concurrence », réactivé de traité en traité. A quelle fin ? Pas le bonheur des salariés. En novembre 1997, par exemple, en marge d’un sommet européen, « certains dirigeants, dont le premier ministre belge, M. Jean-Luc Dehaene, entendirent écarter tout malentendu (…) : « Le gouvernement ne décrète pas l’emploi. Il peut, tout au plus, dessiner le cadre qui permet aux entreprises d’en créer. Le même raisonnement vaut pour l’Europe ». Inutile, donc, de « susciter un espoir que l’on sait à l’avance ne pas pouvoir concrétiser [2]. » Voilà qui était clairement dit par celui qui partage aujourd’hui son temps entre la banque Dexia, sauvée des eaux par les fonds publics, et la gestion du trictrac institutionnel belge. Cet homme décidément providentiel n’a jamais mis sa langue dans sa poche. Effectivement, l’emploi, cela se mérite. Cela se paie. Cher, même (surtout) quand il est rare, instable, précaire et mal payé.

Béquilles du capital

On a vu ces derniers temps, alors que l’économie vacillait, les Etats jouer à plein leur rôle de béquilles du capital et promettre de façon fort hasardeuse le retour de la croissance. Mais le cœur n’y est pas et tous naviguent à vue. Le bluff ne prend plus. Pour contraindre la Grèce à « faire des efforts », l’Europe la renvoie au bon vouloir des marchés, à « charge » pour ceux-ci de faire un exemple en se « sucrant » au passage. La force de l’Union apparaît bien dérisoire face à l’omnipotence des agences de notation, - Moody’s, Standard & Poor’s (S&P) ou FitchRatings -, ces sociétés privées, liées aux sociétés créancières des Etats, qui jugent souverainement les capacités des Etats – comme des entreprises - à assumer leurs dettes. Les détenteurs des liquidités disponibles sur le marché, ces montagnes de dollars, d’euros ou de yens en quête de placements juteux se reposent sur les cotes accordées par ces agences pour juger de la solvabilité de tel ou tel. D’où l’intérêt d’en remettre sur les risques – les Etats sont-ils encore solvables ? Les peuples accepteront-ils longtemps encore de graisser les rouages de cette machine infernale ? Que ces oracles donnent de mauvaises cotes, et le feu est mis aux marchés. Après la Grèce, on annonce déjà que ce devrait être le tour de l’Espagne et du Portugal. De l’Italie peut-être ? Toute la zone euro est fragilisée, provoquant la baisse de l’euro lui-même et la panique sur les bourses.

Pourtant, « Les agences de notation s’étaient déjà retrouvées sur le banc des accusés pendant la crise des subprimes pour n’avoir pas su déceler les risques de ces crédits immobiliers explosifs, puis pour avoir aggravé la crise en dégradant brutalement les notes des banques [3]. » Qu’à cela ne tienne. Il faut que l’argent circule et fasse des petits.

Cochons de pays !

« A peine un an après avoir sauvé les banques en y consacrant de chaque côté de l’Atlantique des sommes colossales — 25 % du PIB, selon la Banque centrale européenne —, voici les Etats endettés attaqués par ces mêmes établissements financiers. Telle est l’une des leçons — amères — de la crise grecque, la plus importante qu’ait connue l’euro depuis sa création » résumait à la mi-février l’éditorial du Monde.

Le quotidien parisien notait encore que « Le rôle des banques dans la crise de l’euro ne s’arrête pas là. Non seulement elles détiennent une grande partie de la dette grecque, mais elles prêtent de l’argent aux fonds spéculatifs (hedge funds), ces fonds qui, dans la plus totale opacité, ont pour objet de spéculer en minimisant les risques. »

Il n’y aurait dès lors aucune raison que les choses en restent là. La pression des marchés pèse aussi sur le Portugal et l‘Espagne, comme sur l’Irlande depuis 2009, ces pays dédaigneusement rebaptisés les "PIGS" ("cochons" en anglais) par les Docteurs Folamour des milieux financiers. Des établissements respectables qui ont pignon sur rue. La dette extérieure de la Grèce est détenue à 85% par des investisseurs européens. Celle du Portugal à 86%. Celle de l’Espagne à 76% et la proportion est de 56% pour l’Irlande. Ce qui démontre au passage que l’Europe aurait les moyens d’intervenir sans tondre la laine sur le dos des peuples. Mais ce n’est toujours pas dans l’air du temps. Au Portugal, le premier ministre socialiste José Socrates a gagné la bienveillance de la droite pour imposer l’austérité : « Le gouvernement assumera, sans hésitation, les conséquences de la nécessité de ramener le déficit dans les limites du pacte de stabilité. » Mais qui est à l’abri ?

Et maintenant ?

Sauve qui peut. Chacun pour soi. La belle Europe que voilà, à l’opposé de l’UE solidaire qu’on veut nous vendre ! La mauvaise gestion grecque est montée en épingle pour la « fesser » en la contraignant à une austérité exemplaire. Ce qui ne manque pas de saveur alors que tous les grands Etats ont massivement volé au secours de leurs banques et que partout on fait ses comptes.

Fin janvier, réunis au Forum économique mondial de Davos, les grands de ce monde — responsables politiques ou hommes d’affaires — vantaient encore sans rire « le succès éclatant des interventions politiques de la fin 2008 et de l’année 2009 (qui) ont débouché sur une récession bien plus modérée et plus brève que ce que la plupart des participants redoutaient il y a un an. » Et maintenant ? « Deux tâches restent à accomplir sur le plus long terme : la réforme du secteur financier et le rééquilibrage durable de la demande dans l’économie mondiale. Or sur ces deux points, personne n’a pu quitter Davos en étant optimiste [4]. » Dès lors, « ce que nous constatons aux Etats-Unis et peut-être dans d’autres endroits, c’est à la fois un redressement statistique et une récession humaine » a reconnu Lawrence Summers, un conseiller économique de M. Obama. « Vu la combinaison d’un chômage élevé et des ‘politiques mercantilistes’ menées dans certaines régions du monde, il est difficile de défendre politiquement, et peut-être même intellectuellement, le commerce libéral. A moins que le redressement s’avère beaucoup plus vigoureux que prévu, le chômage restera élevé dans les pays occidentaux, avec tous les dangers politiques que cela comporte [5]. »

Les sept pays les plus riches de la planète (États-Unis, Canada, Japon, France, Italie, Royaume-Uni et Allemagne) cumulent 22 000 milliards d’euros de dette publique (30 000 milliards de dollars) sur un fond de croissance molle (1 %), de chômage de masse (10 % des actifs). La Grèce, le Portugal ou l’Espagne sont donc bien loin d’être les seuls à souffrir de surendettement. Une situation qui imposerait de se débarrasser des diktats des marchés et des spéculateurs financiers qui font désormais vaciller la zone euro, pourtant réputée inoxydable.

Arrière-pensée

En première ligne, l’Espagne a dénoncé des « manœuvres troubles » émanant de « ceux qui sont à l’origine de cette crise, les spéculateurs financiers internationaux. » Une accusation partagée par nombre d’experts, qui accusent les fonds spéculatifs – les hedges funds – de profiter de la crise de la dette grecque pour s’enrichir en pariant sur la chute de l’euro. D’où l’équation à la mode : il faut réduire dettes publiques et déficits budgétaires pour couper l’herbe sous le pied des spéculateurs. Ce qui impose une austérité renforcée.

Au nom du pacte de stabilité et de croissance, la Commission européenne fait flèche de tout bois. La France de Sarkozy est en sursis : à l’horizon 2013, elle devra se conformer à la norme des soit 3 % de déficit (contre 8,2 % en 2009). L’Allemagne recourt aux grands moyens : interdiction constitutionnelle d’avoir un déficit supérieur à 0,35 % du PIB à l’horizon 2016. Partout, un empressement suspect à vouloir résoudre une situation existant depuis des années.

« Y aurait-il là comme une arrière-pensée ? Et si oui, que pourrait-elle bien être ? La réponse est malheureusement évidente. La crise a produit une pléthore de faits invalidant le bien-fondé de la déréglementation et de la privatisation prônées par le libéralisme radical qui prit son essor initial dans l’Allemagne d’après-guerre pour s’épanouir ensuite au Royaume-Uni, puis aux États-Unis, avant de trouver son expression consommée dans le traité de Lisbonne. Si le programme a trouvé sa réfutation dans la réalité, la volonté de le mener à son terme n’a pas faibli pour autant parmi ses partisans endurcis : à défaut de pouvoir justifier sa poursuite par une raison, il faut lui découvrir au moins un prétexte. On s’en prendra donc, sous couvert de rigueur, aux mesures de protection sociale (…). Mais qu’importe : les faits pèsent pour si peu ! », dénonce l’économiste et anthropologue français Paul Jorion [6].

La grande purge

Ce nouvel épisode de la crise du capitalisme, « la troisième, la vraie » selon la presse financière, oppose frontalement les marchés financiers aux peuples, priés de régler coûte que coûte l’addition du récent krach financier. Une sorte de guerre sociale est déclenchée. Le G20 sur la « régulation financière » avait fait une priorité de la « moralisation » du capitalisme. Du vent. L’urgence, la vraie, est à récupérer les centaines de milliards de dollars injectés par les puissances publiques dans les caisses des banques et des Bourses. Les marchés appellent maintenant les États à une discipline de fer.

Les capitales occidentales ont certes dit leur « souhait » que les grandes banques mettent la main à la poche. Mais faute de mesure politique concrète, il s’agit de purger les budgets publics. Rapidement, la colère populaire pourrait gronder. Pas seulement en Grèce, en Espagne ou au Portugal où la résistance s’organise. En France la teneur des coupes programmées par le gouvernement pour ramener le déficit de 8,2 % à 3 % en trois ans a été prudemment différée après les régionales. Comme les décisions concernant les pensions. Il n’empêche. Les syndicats ont décidé une journée d’action le 23 mars sur l’emploi, le pouvoir d’achat, les services publics et les retraites. En Belgique, le 29 janvier, des dizaines de milliers de travailleurs manifestaient en front commun syndical dans les rues de Bruxelles pour protester contre les bas salaires, la dégradation des conditions de travail et le chômage de masse. En réponse, les organisations patronales sont parties en guerre contre les coûts salariaux « trop élevés » et l’indexation des salaires. Au nom de l’emploi ? Cinquante dirigeants de grands groupes européens viennent de publier une sorte de mémorandum exigeant de l’EU qu’elle définisse…une politique industrielle. Autrement qu’elle leur dise comment faire leur job. Mais il est peu probable que les opinions goûtent le sel de cette sommation surréaliste.

[1Maria Karamessini, professeure d’économie à l’université Pantheion d’Athènes

[2« Comment apprivoiser et fragiliser le syndicalisme. Une Europe sociale en trompe-l’œil. Corinne Gobin, Le Monde diplomatique, novembre 1997.

[3« Les agences de notation sont mises en cause dans l’affolement des marchés » Le Monde du 12 février 2010.

[4« Un monde en convalescence » par Martin Wolf, éditorialiste économique au Financial Times, le 8 février 2010

[5Ibidem

[6« La dette est-elle un boulet ou un prétexte ? » Le blog de Paul Jorion (www.pauljorion.com), le 7 février 2010)



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