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Euro : en guise de faire-part

par Maurice Magis, mars 2010

Bon, une chose est acquise : au vu de la cacophonie sur l’éventualité d’une aide à la Grèce, l’Europe est en pleine débandade. Et donc, une fois encore, à quoi sert l’« Union » telle qu’elle va ? Et son joyau, la monnaie unique ? Du côté des « décideurs » politiques, ces élites autoproclamées qui prétendent gérer l’ingérable, on a épuisé les ressources de la méthode Coué. Impossible désormais de dissimuler l’ampleur des cataclysmiques bouleversements systémiques qui tsunamisent le Vieux continent. Leurs gesticulations semblent toujours plus pathétiques. Les opinions publiques, quant à elles, ont décroché depuis belle lurette, manifestant massivement leur indignation en gonflant, d’élection en élection, les chiffres de l’abstention, voire en cédant aux sirènes populistes. Alors tout va mal ? Il suffit pourtant de tourner les pages de votre publication favorite pour voir s’aligner de belles nouvelles. Que l’on pourrait titrer globalement « Sortie de crise pour les groupes financiers et les grandes entreprises. » Il y a donc une Europe qui gagne. Celle des actionnaires heureux et des aristos du big business. Mais haro sur les perdants, les dindons de la farce. Pour que s’arrondissent les profits, il faut bien que le plus grand nombre passe à la caisse.

Les Etats ont consenti des avantages formidables aux financiers dès le déclenchement du crack financier de 2008 ? Il est temps d’en revenir aux choses sérieuses. Et rétablir un tant soit peu les comptes publics plombés par les cadeaux consentis à la caste des affairistes et la récession. Il s’agit de négocier le « tournant de la rigueur », telle est l’antienne à la mode. La plupart des pays européens ont promis de revenir au plus vite en deçà des 3 % de déficit public préconisés par les traités européens et exigés par la Commission européenne. Mais c’est bien là le seul engagement (d’ailleurs intenable, sauf à des coûts sociaux exorbitants) pris par les 27.

L’Europe, avec un grand E, c’est d’abord un grand, un énorme vide politique. Une baudruche. Un « machin », aurait dit de Gaulle, sourd aux appels anxieux des peuples. En panne de réponses quand les scandales financiers, les impasses économiques et les drames humains additionnent leurs effets destructeurs. Disqualifiée aux yeux des opinions, usées d’avoir été trop abusées par des bonimenteurs de tous poils.

Traité aberrant

Il s’agirait de remettre les choses à plat, l’ouvrage européen sur le métier. Pour toutes les raisons que l’on veut : redonner de l’efficacité économique aux capitaux spéculatifs. Répondre aux exigences sociales. Ou encore, rêvons un peu, par obligation morale. Las, un tour d’horizon de ce qui se dit dans les caucus euromaniaques est vite fait : on a bien vu lâcher quelques idées follettes ici et là. On évoque depuis des lustres une coordination des politiques économiques des Etats (mais d’ailleurs pour faire quoi ? Quoi d’autres que ce qui faillit aujourd’hui ?). On a aussi entendu la chancelière allemande proposer la mise en place d’un fonds monétaire européen (un « FME » à l’image du FMI). Histoire de dire quelque chose même si ce FMI a laissé des souvenirs cuisants aux quatre coins du monde. L’idée fut (heureusement d’ailleurs car synonyme de trous de vis supplémentaires) renvoyée sine die. Comme, surtout, l’hypothèse, ne fut-ce que l’idée d’une régulation des fonds spéculatifs (hedge funds), accusés d’avoir joué un rôle amplificateur dans la crise financière mondiale, et qui a vite explosé en vol. Face à l’opposition de la Grande-Bretagne, en clair de la City de Londres, ce paradis des spéculateurs et des traders, et des Etats-Unis qui accusent l’Europe de vouloir fermer ses frontières aux hedge funds américains. Freiner un tantinet la spéculation ? Inadmissible, comme tout ce qui, fut-ce de façon timidissime, ressemblerait à une mise en cause des tables de la loi libéralo-capitaliste et à une intervention de la puissance publique. C’est donc toute l’Europe et ses textes qui sont à revoir. De fond en comble. A commencer par le traité de Maastricht, ses règles économiques et ses outils monétaristes aberrants.

L’euro pourquoi ?

À en croire ses géniteurs, l’euro devait constituer la plus ambitieuse création institutionnelle de ce siècle. La monnaie unique était le symbole du projet fédéraliste. Mais un symbole ne pèse pas lourd face aux vents contraires. Il n’a pas suffi de miner le fragile modèle social européen, le prix à payer pour en asseoir le règne. Les illusions se sont effondrées et les discours europhiles les plus partisans semblent bien creux face aux diktats de la finance globalisée.

La crise actuelle est aussi devenue celle de l’euro, cette fausse panacée universelle. Celui-ci allait mettre les monnaies européennes à l’abri des mouvements spéculatifs, faciliter l’émergence d’une « Europe puissance », contrepoids des Etats-Unis et du tout-puissant dollar. Préparer l’avènement de l’Europe politique avec croissance harmonieuse et plein-emploi.

Pour aller vers cet avenir radieux, un « gouvernement économique » devait contrebalancer les dispositions du traité de Maastricht (des déficits publics inférieurs à 3 % du produit intérieur brut et des dettes publiques inférieures à 60 % du PIB des Etats). Bernique. En vertu du traité de Lisbonne, la BCE conserve le monopole d’une politique monétaire qui, de toute évidence, ne se soucie guère de croissance et d’emploi. Le dogme libéral d’une économie dirigée par les marchés reste une réalité alors que, contrairement aux promesses, des les spéculateurs jouent au yoyo avec l’euro. Les pays de l’Euroland sont toujours assujettis à des règles pourtant qualifiées de « stupides », en 2003, par le Président de la Commission européenne de l’époque, Romano Prodi. En résumé, c’est le marché (libre et non faussé) qui dicte leur politique aux Etats alors que le chômage et la pauvreté grimpent en flèche.

Alors, une fois de plus, à quoi sert l’euro ? A imposer des « réformes structurelles, par exemple, comme le répète à satiété le président de la BCE, Jean-Claude Trichet. Comme la baisse des cotisations patronales destinées à financer notamment les retraites et les allocations de chômage, la stagnation des salaires, l’augmentation du temps de travail et le recul de l’âge de la pension, tout cela au détriment du salariat et au profit des détenteurs de capitaux.

Batailles d’apothicaires

Comment dès lors s’étonner que tous les leaders européens aient salué les mesures régressives prises par le gouvernement grec ? Officiellement il s’agit de tenter de calmer les spéculateurs – évidemment pas les mettre au pas - quitte à pousser des dizaines de milliers de Grecs dans la dèche. Ce consensus circonstanciel et superficiel n’empêche pas les batailles d’apothicaires. Car l’Union comme elle va et les règles qu’elle s’est donnée apparaissent comme autant de freins à une quelconque manifestation de solidarité intra-européenne.

La bataille fait rage au sein de la zone euro sur les leçons à tirer de la crise hellénique. L’Allemagne entend muscler la discipline budgétaire et, levant tout tabou, suggère de sanctionner les Etats qui ne tiendraient pas leurs engagements en les suspendant, voire en les excluant de l’union monétaire. Ce qui rappelle que, dès le départ, elle entendait jouer de l’euro pour confirmer son hégémonie économique. Aujourd’hui, Merkel joue de la fibre nationaliste pour tenter de se concilier son opinion.

D’autres Etats boudent et reprochent à leur voisine de doper la compétitivité de ses entreprises en pesant sur les salaires… ce que tous font depuis belle lurette au point de casser la demande continentale et d’entretenir la récession permanente pour des couches toujours plus larges de la population.

Au total, la Grèce est priée de s’en tirer seule, si elle veut bénéficier d’aides éventuelles, et à des taux d’intérêt suffisamment élevés pour « l’inciter fortement » à se retourner rapidement vers les marchés pour se financer. Absurde. Mais il s’agit de ne pas donner d’idées malsaines à d’autres pays endettés comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie… Les dirigeants allemands savent d’ailleurs qu’ils ont en main des armes fatales lorsqu’ils rappellent que le traité institutionnel européen interdit tout renflouement d’un pays de la zone euro. « Que les gens acceptent que nous avons des règles que nous avons écrites ensemble !, a claironné un conseiller de la chancelière. Ce n’est pas anti-européen de les respecter. » Assurément. Les règles en question interdisent le sauvetage d’un Etat membre de la zone euro. Pis. Elles prévoient des sanctions financières qui risquent d’achever le malade. Un système parfaitement idiot qui vise à maintenir l’euro au plus haut.

Le laboratoire grec

Pourtant, note d’économiste français Pierre Ivora, « Dans le contexte de la crise internationale, la hausse de l’euro en 2009 a considérablement freiné les exportations des pays de la zone vers des tiers. Ainsi, le déficit commercial de la France vis-à-vis des États-Unis a doublé par rapport à 2008. Pour compenser ce manque à gagner, la plupart des pays européens se sont efforcés de gagner des parts de marché sur le dos de leurs petits camarades (…) C’est une certaine conception de l’Europe qui est en crise » [1]. L’Europe de Maastricht et de Lisbonne devait unifier le continent, elle le divise.

Ainsi que l’a rappelé la Confédération européenne des syndicats, la Grèce est un laboratoire pour toute l’Europe et pour l’économie internationale. « Dans la ligne de mire des spéculateurs figurent également l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Grande-Bretagne. Leur objectif : faire exploser l’union monétaire et profiter de la chute de l’euro et de la livre sterling pour s’en mettre plein les poches » analyse la Frankfurter Allgemeine Zeitung, « Les spéculateurs n’attendent plus qu’une chose : que l’Union européenne transgresse ses propres règles en outrepassant la clause de “no bail out”, qui interdit aux pays de la zone euro de renflouer un partenaire surendetté. (…) » Mais le quotidien conservateur peut se réjouir : « Le gouvernement allemand n’a toutefois pas encore cédé à la fièvre solidaire qui touche tous ses partenaires européens, à l’exception du Royaume-Uni (...) Les pays européens tomberaient les uns après les autres – un jeu de dominos que même les pays les plus riches, comme l’Allemagne ou la France, ne pourraient stopper. » [2]

Opérer à vif

La Grèce espérait des gestes de bonne volonté ? Elle a droit à des menaces. Non seulement, elle doit renoncer à sa souveraineté, mais, pour réduire son déficit public de dix points de PIB en quelques mois – intenable ! -, elle est priée d’opérer à vif dans le corps social. De la chirurgie lourde promise à d’autres. Comme ne cesse de la répéter le FMI, l’assainissement en Europe sera « extrêmement douloureux ». Sans garantie de sauver les meubles. Ou l’euro. Pour l’économiste français Jacques Sapir, « le cas de la Grèce sera réglé d’ici à un an : elle sera probablement hors de l’euro. Et on parlera alors de la crise espagnole ou italienne ou irlandaise…Je pense que nous verrons, dans deux ans, deux ans et demi, l’éclatement de la zone euro. » [3]

Son collègue Jean-Pierre Pagé, du Centre d’études et de recherches internationales (CERI). accuse : « Au nom de la recherche du profit, il est admis que tous les coups sont permis, et que l’on a fermé les yeux sur des pratiques, allant du recours généralisé aux paradis fiscaux pour échapper aux règles en matière de fiscalité au montage de ‘pyramides financières’, en passant par la spéculation à travers la titrisation et les produits dérivés, tout autant ou davantage répréhensibles que la ‘cuisine grecque’ (…) On ne peut pas se permettre de ‘laisser tomber’ un membre de la zone euro, sauf à risquer d’engendrer un effet domino selon lequel tous les autres pourraient être menacés, y compris l’Allemagne en bout de chaîne. Les marchés, laissés libres de spéculer à leur guise et à l’affût de gains ‘juteux’, n’attendent que cela. » [4]

Guerre économique

Le gouvernement grec se prépare donc à recourir au FMI pour trouver une aide financière, ce qui serait un ultime aveu d’échec pour l’UE puisque, comme l’a dit un ministre hellène, « si aucun mécanisme de soutien de l’Union européenne n’est décidé rapidement, l’euro n’aura plus de sens ».Si l’euroland s’agite beaucoup, il semble s’en faire une raison. La Commission, tout a appelant à la solidarité, a donné quitus aux dirigeants grecs en estimant que ce geste serait « normal, logique et prudent ». Le chef de file des ministres des Finances de la zone euro, Jean-Claude Juncker, est allé dans le même sens en évoquant, en accord avec Mme Merkel, une aide conjointe Europe-FMI, histoire de diluer les coûts. L’actuel jeu d’opposition et de rivalité entre les « partenaires » de l’Union européenne intervient en outre dans un contexte de guerre économique entre grandes puissances à l’échelle du globe. L’omniprésence en Europe de Dominique Strauss-Kahn, directeur général du FMI, organisme international de régulation monétaire, dans la réalité bras armé des États-Unis, autorise ces derniers à s’immiscer un peu plus dans les affaires européennes. Washington ne veut pas d’une baisse plus marquée de l’euro et d’une très hypothétique révision des critères maastrichtiens qui pourraient « nuire à la compétitivité des exportations américaines », comme l’a fait savoir un représentant de la Banque centrale américaine.

En parallèle, la Commission a ramené 14 pays de l’Union européenne, dont la Belgique, à la réalité des traités en évaluant de manière critique leurs « programmes de stabilité et de convergence », qui visent à réduire leurs déficits et leurs dettes publics. Globalement, elle leur reproche des « hypothèses de croissance […] plutôt optimistes », une « stratégie d’assainissement budgétaire (…) pas suffisamment étayée par des mesures concrètes à compter de 2011 ». Le gouvernement belge a répondu « présent » lors de son récent contrôle budgétaire. Globalement, les dirigeants européens s’engagent dans une véritable fuite en avant, en ajoutant de nouveaux crans à la camisole des règles édictées par les différents traités.

Résistances populaires

La crise de la finance privée s’étant transformée en une crise des finances publiques, générée par les cadeaux faits aux banques et alourdie par le ralentissement brutal de l’économie. Injonction est donc faite aux Etats, par définition irresponsables aux yeux des marchés, de sortir les scalpels.

Comment s’étonner que la contestation monte ? En Islande, par référendum, une écrasante majorité de citoyens a refusé d’éponger les dettes d’Icesave, la banque en ligne qui a fait faillite après avoir été considérée, dans les années 2000, comme l’un des champions du placement en or. Londres et La Haye, les principaux créanciers d’Icesave, exigeaient des contribuables islandais qu’ils remboursent. À raison de quelque 12 000 euros par habitant. En Grèce, de grève en manifestation, la grogne sociale gagne en ampleur. Les salariés refusent les baisses des salaires et des pensions, l’augmentation de la TVA, le report de l’âge de la retraite et les coupes claires dans les budgets de l’éducation et de la santé. Au Portugal, les syndicats rejettent un plan du même style. L’Espagne et l’Allemagne manifestent contre le report de l’âge légal de départ à la retraite à… soixante-sept ans. L’Italie n’est pas en reste. Une généralisation des résistances populaires est le cauchemar des marchés en guerre contre le travail. Qui comptent sur les Etats pour les aider à faire le ménage : élimination des concurrents, faillites, racket des États, mise à sac des conquêtes sociales, atteintes aux revenus du travail et licenciements massifs…

Comme y a insisté le Parti de la Gauche Européenne, « les problèmes grecs, portugais et espagnols ne sont pas des problèmes nationaux. Ils constituent des problèmes européens qui remettent en question l’ensemble de la construction néolibérale de l’UE. » Et l’Europe elle-même. « Le processus qui a fait muter la crise de finance privée en crise de finances publiques ne s’arrêtera pas en si bon chemin : l’étape d’après est celle qui fait tourner la crise de finances publiques en crise politique » affirme l’économiste Frédéric Lordon. « Quelques uns dans le ‘système’ commencent à sentir monter en eux une sainte trouille (…) MM. Dominique Strauss-Kahn (FMI) et Jean –Claude Trichet (BCE) se (sont) publiquement inquiétés de ce que les corps sociaux prendraient probablement très mal qu’on leur demandât de venir éponger une nouvelle crise financière. » [5]

Ils n’ont pas pour autant viré leur cuti.

[1« Un plan pour sauver la Grèce ou l’euro ? » L’Humanité du 17 mars 2010.

[2« Entre les Grecs et le mark, l’Allemagne choisit… le mark ». FAZ du 11 mars 2010. Sur le site du Courrier international.

[3« Je prévois, d’ici à deux ans, l’éclatement de la zone euro ». Le Soir du 18 mars 2010.

[4« La Grèce, bouc émissaire trop commode ». Le Monde du 19 mars 2010.

[5« L’urgence du contre-choc ». Le Monde diplomatique, mars 2010.



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