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Ukraine : après la tempête

par Maurice Magis, janvier 2005

Le calme semble revenu en Ukraine. La dite « révolution orange » a assuré l’élection de Viktor Iouchtchenko. Avec un score qui confirme toutefois que le pays est, à plusieurs égards, coupé en deux. Il aura fallu pour en arriver là bien des manigances politiques et quelques peu discrètes manipulations d’officines occidentales. Et maintenant ?

La place de l’Indépendance, à Kiev, a retrouvé son calme. Officiellement, la « révolution orange » a triomphé. Viktor Iouchtchenko s’est imposé à l’issue d’un processus électoral surréaliste. Son challenger, le premier ministre sortant de l’Ukraine, Viktor Ianoukovitch a jeté l’éponge. Fin d’un psychodrame qui, des semaines durant, a mobilisé les grandes capitales et donné lieu à une surenchère verbale parfois digne de la défunte « guerre froide ». À l’Ouest, on est content. À Moscou, on se fait une raison. Tout baigne ?

Certes, la victoire de Iouchtchenko est apparue sans appel. Mais, premier constat, elle n’a pas pris la forme du plébiscite que certains observateurs attendaient . Au décompte final, Ianoukovitch a bien limité les pertes : 44% contre 52%. On est loin de l’écart de près de 20 points que certaines sources annonçaient, preuve que, électoralement au moins, la fracture reste béante entre l’ouest du pays et les régions russophones du sud et de l’est du pays. Ce premier constat doit être fait pour mesurer la marge de manœuvre réelle dont le nouveau président disposera pour gérer le pays. Mais aussi le rapport des forces en sa faveur, une fois passée l’exaltation de la victoire.

Fractures internes

À la veille du troisième tour électoral, inévitable au vu des fraudes massives du second round, on avait pu constater que la mobilisation populaire dans les rues de la capitale étaient bien moins amples que quelques semaines auparavant. À cause de la victoire orange annoncée ? Sans doute. Mais assurément aussi, les aficionados de Iouchtchenko avaient-ils décidé de tenir jusqu’au bout le haut du pavé quand la plupart des manifestants avaient obtenu ce qu’ils souhaitaient avant tout : des élections libres et équitables. La paix civile est donc sauvegardée. Les attentes populaires, elles, sont énormes. Le plus dur est à venir pour le vainqueur.

Celui-ci a pu coaguler, le temps d’une campagne électorale à rebondissements, les frustrations d’une bonne partie de la population et les intérêts de forces politiques éparses et aux intérêts parfois opposés. Cette coalition de circonstance allant du centre-gauche à la droite nationaliste et fascisante, risque fort de montrer sa fragilité face aux défis que devra relever Iouchtchenko, à commencer par les fractures économiques et religieuses entre l’est et l’ouest de l’Ukraine. Au plan intérieur, les obstacles ne manqueront pas.

Les manœuvres de Koutchma

Fin novembre, le président sortant, Léonid Koutchma, ne semblait pas douter un instant de la victoire de son poulain Ianoukovitch. L’agitation populaire ne semblait pas devoir contrarier ses plans. L’homme en avait vu d’autres. Rien ne l’avait sérieusement ébranlé durant les dix ans qu’il avait passées à la tête de l’Etat, aucun moyen ne lui avait paru déplacé pour garder le pouvoir : corruption, élimination de responsables politiques ou de journalistes indociles, fraudes électorales… En 2002, après s’être défait de Iouchtchenko, il nommait Viktor Ianoukovitch Premier ministre. Celui-ci profitera de ses fonctions pour acquérir des entreprises publiques dans des conditions douteuses. Dans la même période, Koutchma tourne la page de l’ouverture à l’occident. En 2003, il signe un accord de libre-échange avec la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan ; semble abandonner l’objectif de l’adhésion à l’Otan et à l’Union européenne (tout en ayant envoyé 1700 hommes en Irak en 2002 à la demande de Washington). C’est qu’il a besoin de s’assurer les voix de l’électorat russophone pour faire élire son successeur désigné, l’homme de la continuité, à travers qui il pense pouvoir prolonger son pouvoir et son mode de gouvernement.

Mais cette fois, la machine se grippe. L’élection présidentielle, déjà faussée en 1999, est sévèrement dénoncée par les observateurs internationaux. Et, surprise pour Koutchma, les manifestations — il est vrai largement coordonnées par des officines étrangères (voir encadré), envahissent les rues de la capitale, mettant à mal les plans du chef de l’Etat. Qu’à cela ne tienne. Habile tacticien, celui-ci laisse tomber son champion et passe, début décembre, un pacte avec Iouchtchenko, candidat du parti d’opposition Notre Ukraine, ancien Premier ministre, ex-président de la Banque nationale et, peut-être, victime de plusieurs attentats commandités par des milieux proches de… Koutchma. Celui-ci semble avoir obtenu des garanties pour son propre avenir. Il a surtout sauvegardé ses intérêts et ceux de ses amis dans le business. Les oligarques ont profité massivement des programmes de privatisation des années nonante. Iouchtchenko a donc donné des garanties aux petits cercles des profiteurs de l’ancien pouvoir. Et par exemple à Viktor Pinchouk, le gendre de Koutchma, un ponte de la métallurgie, qui a joué l’intermédiaire entre le président sortant et l’opposition.

Réformes douloureuses

Mais le vainqueur a aussi dû « chiquer » le vote au Parlement ukrainien d’une réforme constitutionnelle voulue par Léonid Koutchma et qui limite les prérogatives présidentielles au bénéfice des députés. C’était, là aussi, le prix à payer pour isoler Ianoukovitch et garantir un troisième tour victorieux au leader de Notre Ukraine. Celui-ci est maintenant au pied du mur. Il doit pouvoir s’appuyer sur une majorité parlementaire qui prolongera la coalition électorale, sans quoi il lui sera bien difficile d’engager les réformes promises Or, le parti présidentiel ne dispose que de 112 sièges sur 450 d’un Parlement où le parti communiste représente toujours le premier groupe. Certains soutiens de Iouchtchenko restent demandeurs d’un rééquilibrage rapide des pouvoirs présidentiels, d’autres, telle Iulia Timochenko (à la réputation sulfureuse et qui s’est fait une fortune aussi immense que douteuse dans le gaz) suggèrent une révision de la réforme et son renvoi après les élections législatives de 2006. Le président élu devra se donner les moyens de « réformer une économie post-soviétique tout en se ménageant le soutien d’hommes d’affaires qui se sont enrichis sous le précédent régime » résumait ainsi un journaliste ukrainien, Viktor Zamiatine [1]. Sera-t-il possible dans ces conditions de bouleverser les structures du passé, d’instaurer la démocratie annoncée, de combattre un système de corruption érigé en mode de gouvernement, de dépasser les divisions internes, entre l’Ouest du pays et les régions russophones de l’Est et du Sud du pays ? Comment Iouchtchenko va-t-il ainsi répondre aux attentes populaires alors que, déjà, des réformes indigestes sont annoncées ? Notamment dans les régions orientales où les électeurs ont voté en masse pour Ianoukovitch : « l’industrie charbonnière et sidérurgique à l’Est en est encore au niveau de développement du XIXe siècle. Les réformes seront douloureuses. » [2]

Ingérences étrangères

Sur le plan international, au-delà des ingérences grossières des uns et des autres, de Moscou comme de l’Occident, l’heure est à l’apaisement. S’il a fait de l’adhésion à l’Union européenne un des principaux objectifs de son mandat — mais il sait qu’il s’agira là pour longtemps d’un vœu pieux — Viktor Iouchtchenko a aussi rappelé avoir eu « d’excellentes relations personnelles avec Vladimir Poutine dans le passé ». Moscou, par la voix du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a affirmé respecter « le droit de chaque Etat-y compris nos voisins- à choisir eux-mêmes leurs partenaires, à décider à quelle organisation ils veulent adhérer. » Real politik ou geste d’apaisement ? Auparavant, les autorités russes avaient mal encaissé un certain nombre de déclarations peu « diplomatiques ». « Nous devons aider les gens des anciennes républiques soviétiques à mener leurs révolutions » avait déclaré un député pro-Iouchtchenko. Un euro-député polonais avait dit son espoir de voir « l’enthousiasme des Ukrainiens (contaminer) les jeunes des autres républiques ex-soviétiques ». Quant à la présidence néerlandaise de l’UE, elle avait estimé que « l’Ukraine devait se rapprocher de l’Occident ». De quoi entraîner quelques réactions nerveuses de la Russie, Lavrov accusant les Occidentaux d’avoir des objectifs « géostratégiques » en intervenant dans les élections en ex-Urss. Quant à Poutine il a dit sa « préoccupation » devant « les tentatives de résoudre les problèmes politiques par des moyens illégaux. Le plus dangereux, c’est l’apparition de systèmes de révolution permanente, qu’elle soient roses ou bleues » dans ce que Moscou considère comme son « pré carré », l’espace post-soviétique.

Poutine n’ignore pas que la Russie n’a guère les moyens de s’opposer aux souhaits d’émancipation de ses anciennes marches. Mais il sait aussi qu’il possède plusieurs atouts.

1/ Les liens culturels et historiques restent étroits entre les deux pays. Le président Iouchtchenko devra prendre en compte la fracture entre les deux Ukraines.

2/ Kiev reste largement dépendant de la Russie sur le plan économique, et notamment énergétique.

3/ Enfin, les milieux européens continueront à faire preuve d’une grande prudence et, bien loin d’une perspective d’adhésion, l’UE n’entend pas aller au-delà d’une « coopération renforcée » avec l’Ukraine. « Le sort futur du pays ne dépend ni de Moscou, ni de la Pologne, ni de l’Amérique, ni de l’Europe » en a (momentanément ?) conclu Iouchtchenko.


L’ombre portée de Washington

On conserve en mémoire l’image, magnifiée par les médias télévisuels, de ces dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Kiev, de ces centaines de tentes abritant les partisans de la « révolution orange ». D’une formidable logistique au service d’un mouvement de masse avide de démocratie.

Que les Ukrainiens en aient assez des comportements affairistes du pouvoir politique, de la main mise des oligarques sur l’économie du pays, des dérives mafieuses qui accompagnent le tout, c’est une évidence. De là à voir dans les mobilisations des premières semaines de l’hiver l’expression d’une opposition populaire organisée, prête de longue date à occuper la rue, armée d’une structure militante et organisationnelle quasi professionnelle…

Il est, en effet, avéré que des associations, agences et organisations non gouvernementales financées par des intérêts occidentaux, privés et publics, notamment américains, ont joué un rôle majeur dans la campagne électorale ukrainienne. Comme d’ailleurs, des dizaines de milliers de personnes sont stipendiées par ces mêmes organisme pour propager dans le monde une certaine idée de la démocratie. Il suffit pour se rendre compte de la capacité d’intervention de ces réseaux de consulter leurs sites Internet ou ceux d’agences officielles étatsuniennes.

Ainsi en est-il du désormais célèbre mouvement essentiellement estudiantin « Pora » (« Le temps est venu ») qui se dit l’émanation de la coalition d’ONG « Liberté de choix ». Pora n’a pas dissimulé ses liens avec les réseaux serbe « Otpor » et géorgien « Khmara » qui ont activement participé à la chute de Milosevic (2000) et de Chévarnadzé (2003). Et alors ?

« Liberté de choix », fondée en 1999, regrouperait plusieurs centaines de groupes. Et ne cache pas être aidée par des institutions aussi diverses que les ambassades des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et du Canada ; le National Democratic Institute, présidé par l’ex-secrétaire d’Etat Madeleine Albright ; l’International Renaissance Foundation du financier George Soros ; la Freedom House présidée par un ancien directeur de la CIA, etc.

Au prix fort

Certains dirigeants de Pora ont été formés par des agents des Etats-Unis. Un rapport de la Fondation de Jamestown, dirigée notamment par l’ancien conseiller pour la sécurité nationale du président Carter, Zbigniew Brzezinski, (partisan avoué d’un éclatement de la Russie) note aussi que « l’Otpor a entraîné des membres du réseau Pora sous les auspices du programme Citizen Participation in Ukraine, dirigé par la Freedom House, le National Democratic Institute et l’International Republican Institute, et financé par l’Agency for International Development des Etats-Unis ».

Une kyrielle d’organisations, liées aux grands partis américains et aux milieux d’affaies ont aussi financé des organismes ukrainiens comme le Centre ukrainien pour la recherche politique indépendante (sic) ; ou des groupes d’observateurs aux élections le Comité d’électeurs d’Ukraine ou New Choice 2004.

L’International Renaissance Foundation a injecté depuis l’effondrement de l’URSS plus de 50 millions de dollars pour financer des ONG ukrainiennes (plus de 5 millions de dollars par an au cours des dernières années). Notamment pour encadrer des sondages. Tous spectaculairement favorables à Iouchtchenko.

[1« Viktor Iouchtchenko, président ukrainien élu, s’attaque à la difficile réforme d’un régime corrompu ». Le Monde du 3 janvier 2005.

[2Ibidem



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