Cette fois ci, les sondages ne se sont pas trompés. Il est vrai que les tendances lourdes constatées depuis des mois ne s’étaient pas démenties au fil du temps. Les élections ont bel et bien fait basculer la Pologne à droite avec la victoire du parti conservateur Droit et Justice (PiS-26,5%), proche de l’église, et des libéraux de la Plate-forme civique (PO-24%). Comme prévu également, le Parti populiste aux accents xénophobes, Samoobrona, est arrivé troisième (12,4%) devant les ultra-catholiques et ultra-nationalistes de la Ligue des familles polonaise (LPR-8%) et le Parti paysan (PSL-7%).
L’Union de la gauche démocratique (SLD), au pouvoir depuis 2001, fait un score un peu moins catastrophique que prévu avec 11% des voix alors que les sondages ne lui en promettaient que 8% à peine. Mais elle avait obtenu… 41% en 2001. La barre des 5% a été fatale aux autres formations. Comme au Parti démocrate de l’ex-Premier ministre Belka et d’un de ses prédécesseurs, fondateurs historique de Solidarnosc, Tadeusz Mazowsiecki. La mise au rencard définitive de « Solidarité » comme force politique ? Ses anciens se sont recyclés dans une foule de formations allant de la droite conservatrice au centre gauche.
Ils ont pourtant largement façonné l’histoire contemporaine de la Pologne. Michnik, Mazowiecki, Geremek, Bujak, Frasyniuk… En 1980, aux côtés de Lech Walesa, ils ont fait connaître leur syndicat au monde entier. Forcé les accords de Gdansk. En 1989, lors des premières élections libres, tous les candidats de Solidarité avaient été élus.
Beaucoup d’eau a coulé depuis lors sous les ponts de la Vistule. Les militants se sont divisés depuis belle lurette. En 1990, déjà, Walesa avait atomisé son « ami » Mazowiecki lors de la première élection présidentielle. Aujourd’hui, celui-ci, comme Frasyniuk et Geremek, ancien ministre des Affaires étrangères et député européen rament au Parti démocrate. Et qui ont-ils choisi comme candidat lors de l’élection présidentielle d’octobre ? Henryka Bochniarz, ancienne communiste, membre du parti (POUP) pendant l’état de guerre qui jeta en prison les dirigeants de Solidarité au début des années 1980. Mais désormais présidente d’une des principales organisations du président polonais. Cherchez la cohérence. « Est-ce ainsi que (les anciens de Solidarité) peuvent retrouver les faveurs d’un électorat dégoûté par les connexions trop voyantes, dans la Pologne d’aujourd’hui, entre les affaires et la politique, par tous ceux qui n’ont toujours pas digéré l’oubli des idéaux sociaux et éthiques du premier syndicat ‘libre’ ? », se demandait pertinemment Le Monde à quelques semaines des élections [1].
D’autres anciens, amers, se sont retirés de la scène politique. Comme Adam Michnik qui se dit « en dehors de tout », parce qu’il voit « au lieu de la démocratie, l’argent. Au lieu d’une grande idée, l’argent (…). Au lieu de la dignité, de l’honneur et de la solidarité, l’argent. » [2]
« Participation catastrophique »
En tout cas, c’est donc une écrasante majorité conservatrice que s’est donné le plus grand des nouveaux membres de l’Union européenne. Et une nouvelle page de la récente histoire mouvementée de la Pologne s’est tournée. Avec un sérieux bémol, toutefois, qui montre bien la lassitude des Polonais et leur méfiance vis-à-vis des partis. Les législatives ont été marquées par la plus faible participation populaire à un scrutin national depuis la chute du régime « communiste » en 1989 : 40% à peine. Seules, les élections européennes de juin 2004 avaient mobilisé encore moins, avec moins de 21% de l’électorat. Ce qui en dit long sur le dangereux rejet de la chose politique que connaît le pays. Et, avec la lente montée en puissance de la droite ultra, sur la fragilité de sa démocratie.
La presse ne s’y est pas trompée. Au lendemain du scrutin, le grand quotidien Gazeta Wyborcza parlait de « participation catastrophique » et le journal de gauche Trybuna de « gifle pour l’ensemble de la classe politique. » Vu le taux d’abstention, il est difficile, en effet, de parler de forte adhésion populaire aux idées des partis victorieux.
Comment ce pays qui fut en pointe dans la lutte des pays de l’Est européen pour l’indépendance politique et stratégique en est-il arrivé là ? Comment expliquer l’immense déception des Polonais ? Pour spectaculaire qu’elle soit, la descente en vrille de la gauche, qui avait bénéficié d’un taux de confiance énorme lors des législatives précédentes, n’est en rien une surprise.
Religion libérale
Sur le plan social, les quatre années de gouvernement SLD -largement inspirées par la vulgate néolibérale- ont été plutôt calamiteuses. Privatisations, baisse de la fiscalité, diminution des allocations sociales : les mesures douloureuses pour la population se sont succédées, sous la pression de la Commission européenne qui avait fait de ces « réformes » une condition pour intégrer l’Union. « La direction du SLD, issue de l’appareil communiste, a suivi au pied de la lettre la nouvelle religion libérale comme elle avait suivi la religion marxiste-léniniste » a commenté un ancien député SLD, évoquant la poursuite de la politique de la droite « par exemple sur la libéralisation du code du travail. La plupart des entreprises ne paient même plus les heures supplémentaires. Des ouvriers ont des mois de salaires impayés. »
Le chômage reste à un taux très élevé (18%), mais avec de grandes disparités entre les régions. Si Varsovie connaît un taux de sans-emploi de 6%, dans le nord-est du pays et dans les régions frontalières avec l’Allemagne, il frôle les 40%. Et 36% des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. La croissance, relativement forte à plus de 5% l’an dernier, n’empêche pas que 60% des Polonais connaîtraient une situation de relative pauvreté, selon les syndicats.
Discréditée par sa politique « sociale », la gauche l’est aussi par les scandales politico-financiers. Là encore, le bilan est hallucinant. Un parlementaire du SLD s’est retrouvé en prison pour corruption, alors que trois de ses collègues avaient maille à partie avec la Justice pour avoir prévenu des malfrats que la police les pistait. On ne compte plus les affaires de corruption, les abus en tous genres, les dépenses injustifiables aux frais du contribuable qui frappent la classe politique. L’image du SLD en a pris un nouveau coup à quelques jours des législatives quand son candidat à la présidentielle a jeté le gant. Réputé intègre, Wlodzimierz Cimoszewicz a été rattrapé par ses tricheries fiscales. Il aurait profité d’un prêt avantageux pour jouer en Bourse.
Tension sociale
Du pain béni pour la droite. Même si les Polonais ne lui font guère confiance pour aborder la question cruciale de l’emploi. Récemment dans Le Monde, une mère de famille résumait ainsi le sentiment général : « Tous les partis sont populistes. Ils ne tiendront pas leurs promesses. » Le patronat, lui, national ou multinational, tire, à plein, profit de cette situation. Les journaux sont remplis d’anecdotes éclairantes. Des caissières se voient promettre des salaires à 1 euro l’heure, des infirmières, de 200 euros par mois. Cet ingénieur clochardisé, privé de sa main droite par un accident de travail, ne trouve plus de boulot. Il touche une allocation de 40 euros par mois. Même pas de quoi payer son loyer. Il fait la manche quand « certains de mes amis vendent des fleurs ou des vieux livres à la sortie des métros ». Les grèves se multiplient. Comme chez le célèbre producteur de vodka Wyborowa à Poznan, passée sous le contrôle de Pernod-Ricard. La direction française y a imposé une baisse drastique des salaires, taillé dans l’emploi. Le Suisse Nestlé a voulu fermer tous ses sites achetés en Pologne tout en conservant les parts de marché acquises. Les employés du groupe hôtelier Accor sont récemment descendus dans la rue. Chez les sous-traitants d’Heineken, des équipes entières travailleraient sans contrat, la direction éludant ainsi les charges sociales. À Gdansk, là où, voici 25 ans, Solidarité faisait trembler le pouvoir, les chantiers navals ressemblent à une vaste friche industrielle. Les victimes de la « transition » se comptent en centaines de milliers dans les anciennes coopératives agricoles. Selon les statistiques, un quart de PIB polonais serait généré par l’économie « au noir ».
Au nom de l’église
Et maintenant ? Il revient au PiS, le parti arrivé en tête, de proposer le prochain Premier ministre. C’est un économiste de 46 ans, Kazimierz Marcinkiewicz qui a été choisi (voir encadré « Et maintenant la présidentielle »). Le PiS ? Il est présidé par Jaroslaw Kaczynski. Comme son frère jumeau, Lech, celui-ci est considéré comme un « politicien propre ». Les deux hommes se sont engagés dans l’opposition à l’ancien système dès les années 1970, au nom du catholicisme et des valeurs traditionnelles de la Pologne : travail, famille, patrie, religion... Certains les qualifient de « psychorigides ». Anciens conseillers de Walesa, ils n’ont guère apprécié ce qu’ils estiment être une absolution donnée aux anciens dirigeants au nom de la réconciliation nationale. Au point de qualifier récemment de « traître » l’ex-président de Solidarité. En temps que maire de Varsovie, Lech Kaczynski a interdit la Gay Pride de cette année. Tous deux sont pour le rétablissement de la peine de mort, promettent d’alourdir les peines des délinquants, petits ou grands.
D’autre part, les deux frères et leur parti, issu de l’aile conservatrice de Solidarnosc prônent une « économie de solidarité » fondée sur la défense des (maigres) acquis sociaux et l’interventionnisme de l’Etat. Ils se méfient des « excès du libéralisme », du capitalisme transnational et des nouveaux businessmen polonais, souvent d’anciens apparatchiks reconvertis. Ils ont donc promis d’augmenter les allocations familiales et de ne plus toucher aux chômeurs, de diminuer les impôts des laissés-pour-compte, de ralentir les privatisations et leurs trains de licenciements. En mettant l’accent sur la « solidarité sociale », ils ont ainsi coiffé sur le poteau la Plate-forme civique avec laquelle elle devra pourtant former une majorité. Celle-ci promettait notamment de tailler dans les dépenses sociales et de réduire largement la fiscalité sur les bénéfices des entreprises. Bref, selon le PiS, de nuire aux moins bien lotis au bénéfice des plus riches. Selon le grand journal Rzeczpospolita, « la Pologne sociale a gagné contre une expérience libérale de la PO. » Le discours du PiS a donc en partie rassuré une population fatiguée par des années de réformes économiques et sociales radicales. Mais il en faudra plus pour la réconcilier avec sa classe politique et rendre espoir à ces masses de marginalisés qui ne croient plus en personne et ne votent plus. Après tout, la victoire du PiS est pour le moins relative puisque, au bout du compte, quelque 10% de l’électorat ont voté pour ce parti.
Et maintenant, la présidentielle…
Trente millions d’électeurs étaient appelés aux urnes pour élire 460 députés à la Diète et 100 sénateurs. Le Parlement se réunit dans les trente jours suivant le scrutin et le président de la République désigne un Premier ministre. Celui-ci dispose de quinze jours pour être confirmé à la Diète. Si cette majorité lui est refusée, la Diète présente son propre candidat. Si aucun candidat n’obtient la majorité absolue au terme de trois votes de confiance, des élections anticipées sont organisées. Tout cela est bien théorique. Le président (pour quelques jours encore) Kwasniewski ne peut refuser le candidat du PiS, qui a clairement gagné les élections et qui bénéficiera d’un très large soutien au Parlement.
Le chef du PiS, Jaroslaw Kaczynski, était le candidat naturel au poste de Premier. Mais il a décidé de s’effacer pour ne pas gêner son …frère jumeau, postulant à l’élection présidentielle. Les Polonais, en effet, risqueraient de s’offusquer de voir un clan monopoliser le pouvoir.
La présidentielle aura lieu le 9 octobre prochain (avec un second tour le 23 si aucun candidat ne remporte plus de 50% des suffrages). Le favori des sondages a longtemps été Donald Tusk, le candidat de la PO. Mais son principal challenger, Lech Kaczynski, actuel maire de Varsovie, serait en train de combler son retard.
Agé de 48 ans, Tusk cultive sans complexe ses idées conservatrices sur la famille et la société. Il est l’interlocuteur privilégié des ultra-libéraux européens. Nicolas Sarkozy lui a rendu une visite de courtoisie en pleine campagne électorale. L’Allemande Angela Merkel ne cache pas les convergences qui les unissent.
Au plan international, Tusk est un inconditionnel de l’OTAN et de l’alliance privilégiée avec les Etats-Unis.
De crise en crise
C’est en octobre 1981, en pleine crise sociale, que le général Jaruzelski prend le pouvoir. En décembre, il proclame l’« état de guerre » qui sera levé en juillet 1983. Arrêté, le président de Solidarnosc Lech Walesa sera libéré en novembre 1982.
Le syndicat né dans les chantiers navals de Gdansk est légalisé en 1989. Pour la première fois, un Premier ministre non communiste arrive au pouvoir. Tadeusz Mazowieski est issu de Solidarnosc. En 1990, Lech Walesa est élu président de la République de Pologne.
Entre 1991 et 1993, les chefs de gouvernement se succèdent dans un climat de forte instabilité politique : MM. Bielecki et Oszewski, puis Hanna Suchocka qui jette l’éponge en mai 1993.
À l’automne, la gauche remporte les législatives avec le SLD (Union de la gauche démocratique). Elle forme un gouvernement avec le Parti paysan polonais. Les relations sont difficiles avec le président Walesa.
Celui-ci sera battu en novembre 1995 par le candidat du SLD, Alexandre Kwasniewski.
1997 voit l’adoption d’une nouvelle Constitution et la victoire de l’AWS (Alliance électorale de Solidarnosc) aux législatives. Deux ans plus tard, la Pologne adhère à l’OTAN.
En 2000, M. Kwasniewski est réélu à la présidentielle et en 2001, le SLD revient aux affaires avec Leszek Miller comme chef du gouvernement.
La Pologne entre dans l’Union européenne en mai 2004. Marek Belka devient Premier ministre après la démission de Leszek Miller, impliqué dans des scandales de corruption.