La « société », de moins en moins sociale, égalitaire et solidaire, est malade. De méchants serpents sifflent sur les têtes et des poisons délétères désagrègent ce que certains appellent le « vivre ensemble ». Dans le monde de l’hyper-mercantilisme, du chacun pour soi, de l’individualisme prôné comme projet de vie, du règne de la débrouille, l’organisation collective des citoyens apparaîtrait bien suspecte. A fortiori quand, syndicale, politique ou associative, elle tend à contester la puissance assumée de l’idéologie dominante. Celle-ci a lâché ses bataillons de panzers médiatiques. Et, si la crise dans la crise que nous connaissons aujourd’hui délégitime en les rendant grotesques les discours à la gloire de l’économie marchande et du capitalisme « social », la pression ne se relâche pas, les affaires restent les affaires — « business as usual » — et « le seul modèle qui fonctionne » n’est pas prêt à l’autocritique. Certes, ses faire-valoir nous sortent volontiers les mots « compassion » et « compassionnel » — « la charité, mon bon seigneur », chaque époque a son aristocratie, fut-elle issue de la roture — et nous parle, sans rire de la nécessité de « remettre le capitalisme au service de l’homme », semblent découvrir que « le marché n’a pas toujours raison » et que l’on « vit une crise de la mondialisation ».
Ceux-là même qui ont théorisé et pratiqué la dérégulation tous azimuts en sont même prêts à dire que l’« on » a peut-être exagéré et qu’il conviendrait (au G8, au G20, au FMI, à l’ONU, à l’OMC ?) de « réformer le système monétaire international ». Dans la foulée, ils jetteront un regard navré et quelques mots d’encouragement à celles et ceux, toujours plus nombreux, qui se trouvent tout simplement rejetés hors système globalisé sans guère d’espoir d’y remettre le pied.
Haro sur les « sans »
Ainsi, parle-t-on des « sans papiers », des « sans abris », des « sans emploi », des « sans le minimum vital », de toutes celles et ceux qui tentent de (sur)vivre « sans » ce qui fait qu’une femme ou un homme puisse s’assumer dignement dans nos sociétés « développées ». On en parle parce que c’est « la crise », ou qu’il fait glacial, ou que les arcanes d’une froide administration décide que telle ou tel a droit à notre compréhension. Oui, on en parle. Comme d’autant de faits divers ou de phénomènes de société. Bien sûr, tout cela est bien triste — il en est même, et de plus en plus, qui vous disent que ces « sans »-là n’ont que ce qu’ils méritent ou qu’ils se complaisent dans leur situation, ou encore qu’il faut ouvrir les frontières… vers l’extérieur, direction point de départ. Oui, tout cela fait conversation au café du commerce. Comme le voile ou la burqa. Il ne manque pas de braves gens — oui, de vrais braves gens, cela dit sans ironie aucune — pour (se) dire que tel magistrat ou tel ministre a un nom bien étrange. En clair, voilà que l’on donne du pouvoir, du vrai, à ces étrangers-là ! Ce n’est là que la face assumée d’un racisme qui monte dans une société toujours plus socialement déstructurée où, depuis des années, la question de « l’immigration » et de son corollaire, l’intégration (« l’assimilation », oseront certains) — donc de l’échec réel ou supposé des politiques successives en la matière — agite le landerneau politique et fait mûrir toujours plus de rancœurs dans de larges couches de la population.
Mais bien peu nombreux sont ceux qui se posent les vraies questions, celles dont l’évidence semble si aveuglante qu’il vaut mieux s’en détourner. Par exemple : quelles réformes de structures engager quand s’échoue un système qui jette les travailleurs à la rue, les vagabonds des temps modernes dans des abris de carton, les pensionnés dans une précarité sans issue ? Un modèle qui, d’autre part, produit tant de richesses que de « grands patrons » vont chercher financièrement en un an ce qu’un ouvrier ne gagnera pas durant toute la durée de sa vie active est-il supportable ? Est-il plus acceptable que les bulles financières soient en permanence réactivées par la spéculation comme autant de bombes nucléaires économiques ? Comment définir ce monde — le « nôtre » — auxquels les immigrés de toutes origines doivent s’intégrer, de préférence en silence ? Et d’ailleurs, les salariés d’Inbev, de Mittal ou d’Opel, les chômeurs et les « bénéficiaires » de l’aide sociale ont-il le sentiment de vivre dans la même société que les actionnaires qui les sacrifient ? Quel sens les uns et les autres donnent-ils aux mots « intégration » et « société » ?
Dangereuse surenchère
Personne ne peut décemment contester que les sinistres évidences évoquées ci-dessus fertilisent le terreau où fleurissent démagogie, populisme et délires de la droite extrême. Autant de phénomènes récurrents, régulièrement donnés pour morts et qui nous reviennent quand la « pensée unique » du moment révèle toute son inefficacité et son iniquité ; et que ne pointe aucune alternative capable d’entraver et de dépasser une sorte de dictature économique qui ne conforte que la richesse la plus arrogante…
Une fois de plus, on assiste donc au retour en force des courants politiques ultras et au succès de leurs discours grinçants dans nos belles démocraties européennes. Sous le couvert de la bien-pensance ou avec une brutalité assumée, tous ont en commun de cibler les mêmes ennemis — les étrangers, les chômeurs, l’administration, la « caste » politique, l’Etat… — et d’en appeler au « bon sens » en trichant soigneusement avec les réalités. En visant et avant tout les classes populaires, celles qui forment théoriquement le public privilégié d’une gauche aujourd’hui largement en délicatesse avec son électorat.
De l’autre côté du spectre politique, de la droite libérale à la droite extrême en passant par la « droite décomplexée » — comme si la droite avait jamais souffert de complexes freudiens — le terrain est surencombré. On se marche sur les pieds. Et les temps sont propices à la surenchère. Fin janvier, Le Soir tirait ainsi sur « Le printemps des populistes ».
Populisme donc. Il existe bien des façons de le dénoncer, tantôt faussement rassurantes pour en relativiser le danger, l’évoquant comme une sorte de pulsion passagère, révélatrice d’hiatus entre le monde politique « traditionnel », ses élites et le « peuple » ; tantôt plus inquiètes quand, appelant l’histoire à la rescousse, il s’agit d’en dénoncer la dangerosité. Mais toutes, quel que soit le nom qu’en telle ou telle période on estime devoir donner à ce « phénomène », en admettent le caractère récurrent. Comme le phénix, il renaît des cendres d’un modèle de société qui, miné par ses contradictions, s’avère incapable de répondre aux exigences sociales, culturelles, politiques, économiques des peuples.
Dérapages non contrôlés
En 1920, le « Petit Larousse illustré » ignorait le mot. Dans les années 1990, le « petit Robert » en parlait encore comme d’une école littéraire qui « cherche à dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple. » Le populisme, sous ses différentes déclinaisons, est pourtant vieux comme le monde. Beaucoup le définissent comme une idéologie qui fait la promotion d’un « peuple » fantasmé trahi par des élites politiques ou intellectuelles indifférenciées, l’appareil d’Etat et la « ploutocratie », tous mis dans le même sac du « grand complot » ourdi contre les masses. D’autres y voient une doctrine simpliste servant un chef fort et charismatique, en osmose directe avec son peuple, et disposant d’une organisation aux ordres. Mais le terme « populistes » qualifie aussi les comportements de démagogues qui, très à l’aise dans le cadre des institutions démocratiques, multiplient les promesses électoralistes. Au total, ces essais de définition révèlent une volonté d’infantilisation du peuple, considéré comme un tout où n’ont pas leur place les contradictions de classe.
Le réel est ainsi nié. En 2007, l’affairiste Warren Buffett, l’une des plus grosses fortunes mondiales, déclarait : « La guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la remporter. » Cynique ? Assurément. Mais pas faux. De plus en plus, les pauvres votent à droite aux quatre coins de l’Europe. Une droite où, ici et là, de redoutables manipulateurs sont à l’œuvre. Qui cultivent volontiers la suspicion à l’égard des migrants et des demandeurs d’asile, ces « faux réfugiés », ou des chômeurs de longue durée, ces « profiteurs » d’autant plus coupables s’ils sont d’origine étrangère.
Danger. Car ces dérapages non contrôlés risquent d’entraîner notre système politique vers « une transition autoritaire et populiste, propulsée par le nationalisme et le sécuritarisme, dont l’histoire a montré qu’ils conduisent aux dictatures et aux guerres (...) Les sciences humaines montrent le remplacement progressif de la dimension socio-économique des inégalités par des facteurs explicatifs racistes et islamophobes qui préfèrent pointer les ‘problèmes d’intégration’ plutôt que de regarder les dégâts du tournant néolibéral [1]. »
Ubu et Groucho Marx
Le philosophe slovène Slavoj Sizek en tire une leçon radicale : « Avec la perte de substance graduelle de la vieille social-démocratie, une nouvelle polarité, assez dangereuse, est en train d’émerger en Europe. D’un côté, un parti du capital comme tel, centriste, technocratique, mais culturellement un peu ouvert (…). Et de l’autre, un populisme de droite nationaliste, raciste, qui tend à s’affirmer comme la seule alternative. La tragédie, soyons clairs, c’est que seul ce populisme de droite parvient pour l’instant à s’affirmer comme l’expression politique du ‘malaise dans le libéralisme’. » L’heure serait-elle au rapprochement entre ces deux droites ? Sisek cite deux exemples quasi caricaturaux : « Berlusconi « (…) opère une synthèse du libéralisme technocratique et de la réaction populiste, auxquels il ajoute cette ridiculisation du politique, cet ubuisme du pouvoir. De la même façon, il y a un côté Groucho Marx en Sarkozy, avec la mise en scène au sommet du pouvoir d’un personnage qui introduit des moments de comédie, d’auto-ironie. Mais pendant ce temps, le pouvoir fonctionne quand même, dans toute sa brutalité [2]. » Et cette brutalité même, comme les effets sismiques de plusieurs décennies de reagano-thatchérisme et l’absence d’alternatives convaincantes à gauche, ouvrent la voie aux droites ultra.
En juin 2009, les élections européennes, sur fond d’abstention record, ont montré un renforcement parlementaire des différentes familles de l’extrême droite dans plusieurs pays. Comme au Royaume-Uni avec une percée du British National Party (6,02 % des suffrages et 2 députés à Strasbourg), surtout dans les banlieues ravagées par la misère sociale. Le BNP, ouvertement raciste, antisémite, qui prône la chasse aux musulmans, est lié par un partenariat stratégique et idéologique au NPD allemand néonazi. Même bond en avant en Hongrie avec le mouvement Jobbik, violemment anti-rom (14,77% et 3 députés européens), ou aux Pays-Bas avec la deuxième place du PVV (Parti de la liberté !), de Geert Wilders, porte-drapeau de la nouvelle droite néoconservatrice et populiste dont les diatribes obsessionnelle contre l’islam et les musulmans, font le régal des médias néerlandais.
En Bulgarie, Ataka, national-populiste et raciste, fondé en 2005, a obtenu près de 10% et 21 députés aux législatives de juillet dernier. Dans le sillage de la crise économique, le racisme fleurit aussi en République tchèque ou le parti d’extrême droite Národní Strana en pleine expansion, a appelé dans son programme à la « solution finale du problème rom ».
Eloquent « berlusconisme »
Comme dans les années 1920-1930, la crise économique peut produire repli identitaire et criminalisation des minorités ethniques, accusées de menacer la pureté et l’identité de la nation. En Slovaquie, le SNS (Slovenska Narodna Strana), violemment xénophobe, est devenu la troisième force du pays aux législatives de juin 2006… et participe depuis au gouvernement de la gauche populiste du parti SMER. La Roumanie, avec Romania Mare, et la Grèce, avec le LAOS, étendent la tâche brune sur l’Europe.
Mais les régions riches — même si elles sont aujourd’hui socialement fragilisées — ne sont pas à l’abri de dangereuses dérives. Au Danemark, le Dansk Folkeparti, s’est installé dans le paysage politique, à l’image du Parti du progrès norvégien ou du FPÖ autrichien qui tentera le 10 octobre de prendre Vienne-la-rouge aux sociaux-démocrates grâce à la rhétorique farouchement anti-immigration de son nouveau leader Heinz-Christian Strache.
Il faut s’attarder sur le « cas » italien où la Ligue du Nord (9 eurodéputés à Strasbourg), parti régionaliste d’extrême droite qui appelle à la sécession de la riche Italie du Nord et fait son miel des thèmes identitaires, xénophobes et antimusulmans, est un partenaire gouvernemental incontournable pour Silvio Berlusconi. Un homme dangereux dont « la force repose sur un populisme plébiscitaire qui se nourrit de pouvoir médiatique, d’un authentique charisme personnel et d’un pacte avec les Italiens fondé sur des penchants, des intérêts, des peurs et des passions. M. Berlusconi offre à ses électeurs une rhétorique et une culture politique cyniques et anti-institutionnelles (...) Il n’accepte aucune limite à son propre pouvoir, comme le prouvent ses polémiques avec le Parlement, au sein duquel il dispose pourtant d’une majorité, et contre la magistrature [3] . »
En outre, « l’électorat de M. Berlusconi ne se réduit pas aux riches et aux puissants. Les classes moyennes, les employés et une partie des ouvriers votent aussi pour lui, déçus par la politique de sécurité collective de la gauche, l’Etat-providence et le principe même de l’égalité. Ils préfèrent croire aux espoirs, aux illusions (et aux rancœurs) que la droite alimente [4]. »
Slaloms sarkoziens
On pourrait, pour l’essentiel, définir dans les mêmes termes les raisons du succès, aujourd’hui pâlissant, de Nicolas Sarkozy Outre-Quiévrain. Un exemple remarquable de « populisme flexible » et méprisant au service d’une ambition dévorante. Fut-ce au prix de slaloms vertigineux. Au Forum de Davos, ce raout annuel de la globalisation, il a lancé, avec l’emphase théâtrale qui le caractérise, « que la sauvegarde du capitalisme passera par sa refonte et sa moralisation. » Ce qui a fait sourire la presse internationale. « Dans sa phase précédente, celle de l’avant-crise, l’énergique président de la République ressemblait davantage à un émule de Margaret Thatcher, prêt à faire des coupes claires dans le secteur public et à réduire l’intervention de l’Etat, qu’à un continuateur de l’étatisme inventé par les Bourbons de France [5]. ». Ce sauveur du peuple est un démagogue sans scrupules en costume d’arlequin. Secondé par de dangereux comparses. Comme quand l’ancien ministre de la Justice, Pascal Clément, député UMP, se lâche : « Le jour où il y aura autant de minarets que de cathédrales en France, ce ne sera plus la France. »
Dérapages ? Voire. Car l’initiative du chef de l’État ne relève pas de l’improvisation. Soucieux de reconquérir du terrain à deux ans de l’élection présidentielle, mais incapable de se prévaloir d’un bilan présentable sur ses promesses « sociales » de la campagne de 2007 sur l’emploi et le pouvoir d’achat, c’est lui-même qui a théorisé l’opération de diversion sur l’identité nationale, lancée opportunément à quelques mois des élections régionales. Cela pour ressouder le cœur de son électorat et tenter, une fois encore, de pomper les voix de l’extrême-droite…au risque de re-« légitimer » le parti de Le Pen.
En Belgique, le Vlaams Belang semble pour la première fois depuis plus de quinze ans en (léger) recul. En juin 2009, il a obtenu 15,88% des voix contre 14,3% en 2004. Mais surtout parce qu’il subit la concurrence des populistes nationalistes de la Lijst Dedeker (7,28% en Flandre). Cela dans une région qui se voit riche et moderne, certes aujourd’hui rattrapée par la crise, et que des démagogues au verbe fleuri entendent mettre à l’abri des « envieux » du Sud.
Ces mouvements ouvertement xénophobes ne connaissent pas leur pendant dans la partie francophone du pays, surtout depuis l’implosion du FN.
Un espace pourrait-il s’ouvrir au populo-poujadisme ? Tel est du moins le pari du Parti populaire mené par le duo Michael Modrikamen-Rudy Aernoudt. Le PP espère exploiter les angoisses que génèrent la pauvreté et l’insécurité dans les sous-régions wallonnes, et fustige, dans une même foulée, les immigrés qui ne s’adapteraient pas « aux lois, aux règles, aux coutumes du pays d’accueil » et le grand capital transnational tueur d’emplois.
Mener la bataille idéologique
Qu’attendre de la gauche dans ces circonstances ? Peut-être, d’abord, qu’elle existe et se « rebelle » au cœur d’une séquence électorale qui a permis aux droites de remporter des victoires confortables dans plusieurs pays de l’Union. Pour elle, le tableau a pris la forme d’un champ de ruines. Or, il y a un peu plus d’une décennie les sociaux-démocrates étaient à la tête, seuls ou en coalition, de treize États sur les quinze qui constituaient alors la Communauté européenne. Il y a urgence à mieux cerner les causes de cette crise politique dans la crise globale qui fait le lit des pires populismes. De renoncement en renoncement, les forces dominantes de la gauche ont largement entamé leur capital de confiance. Or, « à chaque échec, la gauche va plus à droite », affirmait récemment Susan George, fondatrice du mouvement altermondialiste Attac. « La gauche a perdu la bataille idéologique, elle a abandonné ses repères, n’est plus identifiable à une visée politique. Alors la droite a conquis ‘ l’hégémonie culturelle’ ». Ce qui pose de lourdes questions aux forces qui se situent à gauche de la social-démocratie : quel contenu donner à la transformation sociale ? Comment rendre sens à l’action politique ? Comment contrer la nouvelle aliénation du consumérisme, générateur de frustration et de désespérance ?
Autant de défis de civilisation.