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Alors que monte la fronde sociale : Europe libérale, régression programmée

par Maurice Magis, janvier 2005

Les salariés et les allocataires sociaux se mobilisent aux quatre coins de l’Europe contre les effets désastreux des politiques libérales. Mais nos dirigeants semblent bien plus à l’écoute des milieux d’affaires que de la vox populi. Les « réformes nécessaires » correspondent remarquablement, en effet, aux exigences patronales. Quelques rappels s’imposent pour le démontrer.

Pourquoi des dizaines de milliers de travailleurs ont-ils donc manifesté à Bruxelles le 21 décembre ? Pourquoi ont-ils rejoint ainsi dans l’action syndicale les millions de salariés qui sont descendus dans la rue ou sont partis en grève ces derniers mois en Italie, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas ? Ici, comme ailleurs, pour faire passer un message simple : « la régression sociale, cela suffit ». Message que l’on peut décliner en quatre exigences : des salaires corrects, des pensions assurées avec la sauvegarde du système des prépensions, une sécurité sociale refinancée et des conditions de travail décentes. Rien de révolutionnaire, en somme. Mais apparemment hors de saison. « Broutilles corporatistes » ont asséné certains journaux. Comme le Morgen qui a vu des manifestants « cramponnés à leurs petits égoïsmes ». Donnant ainsi du crédit au discours horrifié du patronat : « Cette manifestation harcèle les employeurs » a dénoncé, sans rire, la Fédération des entreprises de Belgique. Diable ! les victimes de la crise ne sont pas ceux qu’on pense.

Question à cent balles : pourquoi ce qui semblait naguère encore légitime apparaît-il désormais comme scandaleusement vieux jeu ? Ou encore, pourquoi l’exigence si naturelle du « mieux-être » s’oppose-t-elle aux « nécessaires réformes » que l’on nous dit inéluctables ? Bref, pourquoi la casse sociale passe-t-elle pour une condition sine qua non de la « modernité » ? Parce que… Parce que la globalisation, le primat de la concurrence, la confiance des investisseurs. Parce que l’Europe. Soit. C’est précisément pour exiger de celle-ci qu’elle rende du sens à son modèle social tant vanté, que salariés, fonctionnaires et sans-emploi des quatre coins du continent vont déferler sur Bruxelles en février prochain. Et, par conséquent, prendre à contre-pied les tenants des orientations socio-économiques aujourd’hui privilégiées. Il y a du pain sur la planche, tant ces choix de gestion semblent désormais ancrés dans les mœurs politiques. Et se révèlent comme foncièrement incompatibles avec le progrès social et la défense des conquêtes populaires.

« Laisser-faire, laisser-aller »

Les preuves foisonnent. En 1996 déjà, Hans Tietmayer, celui qui était alors le gardien inflexible du mark fort avant de devenir le premier grand prêtre de l’euro, définissait, fort de son indépendance jalouse vis-à-vis du politique, les conditions d’une improbable croissance en un amalgame éloquent : « L’enjeu aujourd’hui, c’est de créer les conditions favorables à une croissance durable et à la confiance des investisseurs. » Soit de lever les obstacles que des décennies de luttes sociales avaient dressé devant les fans du « laisser-faire, laisser-aller ». Et Tietmeyer additionnait les recettes : « Il faut contrôler les budgets publics, baisser les taxes et les impôts (…) réformer le système de protection sociale, démanteler les rigidités du travail (par) un effort de flexibilité ». Tout était dit. Est-il hasardeux de résumer ce catalogue de la façon suivante : pour assurer la croissance, des réformes sont nécessaires ; aux travailleurs de les assumer, pas aux marchés financiers. En un mot, le message au monde du travail est limpide : lâchez aujourd’hui vos acquis sociaux au nom de la croissance de demain.
Celles et ceux qui verront une évidente parenté entre cette profession de foi néolibérale et les politiques menées par les gouvernements belge et européens ont tout bon. Comme les manifestants du 21 décembre dont les revendications répondent avec précision et lucidité aux invraisemblables exigences des milieux d’affaires. Politiquement, il y a là une première leçon à tirer : il est bien difficile de quémander à tout prix la « confiance des marchés » sans perdre la confiance du peuple. Et pour cause. Les « égoïstes » ont quelques raisons de considérer que les règles du jeu qu’on leur propose seraient bien un peu pipées.

Car, de gauche ou de droite, les dirigeants des Etats européens ont parfaitement intégré les versets de la nouvelle bible économique. Encore un exemple ? En mars 2002, un sommet des chefs d’Etat et de gouvernement européens tranchait : « Il faudrait chercher d’ici à 2010 à augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen effectif » de la pension et accélérer la « libéralisation » des services publics. À la veille du sommet, pourtant, des centaines de milliers de personnes avaient pourtant défilé dans la capitale catalane pour dire
« non à l’Europe du capital » et clamer qu’« une autre Europe est possible. » Autiste, comme les autres, le gouvernement belge s’emploie donc à « réformer » les prépensions et à retarder les sorties d’activité professionnelle. Quant aux privatisations, notre pays navigue plutôt dans le peloton de tête.

Dangereux fossé

Comment s’étonner qu’un dangereux fossé s’agrandit entre les « élites » qui nous dirigent et les opinions ? Les sondages Eurobaromètre indiquent avec une belle constance que la lutte contre la pauvreté et le chômage est mise en tête de leurs préoccupations par les citoyens européens. Plus de 14 millions d’adultes européens sont officiellement privés d’emploi. Mais il faudrait sans doute doubler ce chiffre pour approcher la vérité, compte tenu des critères restrictifs des statistiques européennes. En mars 2000, la Stratégie de Lisbonne, décrétée par les capitales de l’Union, devait donner un nouvel allant aux politiques sociales. Il était question de lutte contre la précarité, de cohésion sociale, de marché du travail « inclusif » et d’emplois de qualité. Bref, d’un rééquilibrage entre le « tout marché » et l’humain afin de porter l’Europe de la connaissance et de la compétitivité à dépasser les Etats-Unis à l’horizon 2010. Exercice apparemment ingérable dans l’ordre actuel des choses. Déjà, les responsables nationaux et européens reconnaissent, mezzo voce, que la fameuse « stratégie » est un échec. Parce qu’elle a « subi ces dernières années un virage marqué à droite, l’accent (étant) dorénavant plus mis sur les questions de compétitivité et de croissance, sur la hausse de l’emploi à tout prix et la réduction des coûts et déficits publics » [1] ? Ou parce que s’impose en force la contradiction majeure entre les recettes néolibérales et une quelconque attention aux besoins sociaux ?

Le processus de Lisbonne, comme toutes les politiques sociales annoncées dans l’Union, est subordonné aux « Grandes orientations de politique économique » (GOPE) adoptées en 1993 par le Conseil européen. C’est-à-dire à la priorité donnée à la compétitivité des entreprises, à la flexibilité, à l’« employabilité » des salariés, conditions pour relever le taux d’emploi. En fait, là encore, il s’agit de mettre les demandeurs d’emploi au travail forcé, à n’importe quelles conditions statutaires ou salariales. Au mépris du droit du travail et des conventions collectives existantes mais en nourrissant l’idée bien répandue que le système social dit « européen » nourrit de faux chômeurs, de faux malades et entretient les gens dans l’assistanat. N’est-ce pas le libéral flamand Rik Daems qui pourfendait récemment « le profitariat des chômeurs » ?

Impasse du politique

Cela fait une paie maintenant que les mêmes causes produisent les mêmes effets néfastes. De l’Acte unique européen au projet de traité constitutionnel européen, en passant par les traités de Maastricht ou d’Amsterdam, l’Europe, tout en s’élargissant vit une révolution permanente conservatrice qui s’apparente à une redoutable régression sociale et démocratique. Une révolution qui a ses théoriciens. Dès les années 80, grands établissements financiers, multinationales et organismes internationaux (FMI, Banque mondiale, G8, OCDE, Organisation Mondiale du Commerce (OMC)) ont tracé les lignes d’une doctrine prônant la rigueur budgétaire, la réduction des impôts et des dépenses publiques, la libéralisation des marchés, les privatisations et le recul de la puissance publique. En acceptant ces consignes comme l’abc de la bonne gouvernance, les responsables politiques ont autorisé « le transfert de décisions capitales (en matière d’investissement, d’emploi, de santé, d’éducation, de culture, de protection de l’environnement) de la sphère publique nationale à la sphère privée internationale. » [2] S’étonnera-t-on, dès lors, de LA phrase de cette fin d’année, proférée par le Premier ministre belge : « La société nous échappe graduellement depuis quelques années. » Donc « la mission du politique est quasi impossible. » Au Vlaams Belang, on en rigole encore.

Plus pompeuse, une étude de la Fondation Robert Schuman affirme sans ambages : « Nous sommes arrivés dans un nouveau territoire où les intérêts économiques et sociaux spécifiques et les acteurs transnationaux transgressent les frontières nationales, outrepassent les formes traditionnelles de gouvernance dans l’ensemble du monde atlantique. » [3] En clair, la mondialisation néolibérale serait désormais libérée des plates contingences politiques et des exigences sociales. Mais ce « nouveau territoire » n’en a pas moins ses réglementations et ses élites dirigeantes. Au nom de la sacro-sainte compétitivité et de la tout aussi sacrée libre entreprise, il s’agit d’aller de l’avant vers toujours plus de dérégulation, toujours moins de contrôle public. Au sein de l’OMC, l’Europe a joué un rôle moteur en faveur de l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) « en vue de libérer par étapes successives tous les secteurs de tous les services ». C’est dans cet esprit qu’est sortie la « directive Bolkestein », actuellement en débat et qui vise à anticiper l’AGCS au sein de l’Union.

À l’américaine

Ce n’est assurément pas aux syndicats, ni à ceux qu’ils représentent que l’on demande de modeler « ces nécessaires réformes ». De puissants lobbies sont à l’œuvre. Comme le Transatlantic Business Dialogue (TABD) créé à l’initiative…de la Commission européenne et du ministère américain du commerce. Il réunit la crème des multinationales des deux rives de l’Atlantique. Ou l’UNICE, la puissante fédération patronale européenne, discrète, mais combien efficace quand il s’agit de veiller à ce que la libre concurrence ne soit pas entravée par d’inutiles contraintes nationales ou européennes.

Le but de ces groupes d’influence est limpide : pulvériser ce qui reste du « modèle européen » et lui substituer le modèle de marché américain dans le cadre d’un « Partenariat économique transatlantique » (PET) tel qu’il a été adopté en novembre 1998 par le Conseil des ministres européens. Sans le moindre débat public. Le PET vise pourtant à éliminer progressivement les législations et réglementations européennes qui pourraient gêner l’action des multinationales américaines. Et de le faire « sur la base des recommandations de l’industrie ».

Il faut savoir tout cela au moment où l’on nous demande d’applaudir un projet de traité constitutionnel qui, lui aussi, érige en vertu cardinale le respect rigoureux d’un « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». Ce bout de phrase répété à 64 reprises d’un bout à l’autre du texte est d’autant plus lourd de sens que ce principe libéral est très officiellement appelé à « primer le droit des Etats ».

[1La stratégie de Lisbonne, n° 136-137 de Nota Bene, la lettre de l’Observatoire social européen.

[2v

[3Dérive ou rapprochement ? La prééminence de l’économie atlantique. Fondation Robert Schuman.



Les commentaires des internautes

1 message1

Alors que monte la fronde sociale : Europe libérale, régression (...)
posté le 27 mai 2012 par Cooke

Dès le commencement, je n’ai pas hésité à m’inscrire à votre site. Je dois dire en ce moment que c’est sans contrition. Il est excellent !

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