« … A l’époque, on avait coutume de m’emmener à d’éreintantes conférences proférées par de fastidieux
conférenciers cachés derrière un grand micro. Naturellement, je ne comprenais rien à ces causeries très sérieuses,
suivies par un public provincial sage, un peu guindé et tout à fait convenable. Lorsqu’« il » arrivait, c’était chaque fois
le coup de foudre. Souvent la séance était bien entamée quand la silhouette légèrement voûtée, affublée d’un long
pardessus sombre surmonté d’un béret à large bord, se glissait entre les fauteuils grinçants – les accrochant au
passage – et prenait place au milieu de l’auditoire. Pourtant pas bien imposante, cette ombre trop connue révélait
une énorme présence car je savais – ou plutôt j’éprouvais avec délice – l’horrible malaise qui peu à peu, de siège en
siège, s’était installé dans la salle. Je jubilais. Le vrai discours allait commencer. L’érudit invité avait rarement
l’occasion de mener à terme son exposé. Une voix telle qu’on n’en décrit pas, grave et rocailleuse, à la fois
francisant et chargée d’accent local, le couvrait sans effort. Elle monologuait, attaquait, renâclait – qu’y comprenaisje
? – et en finale, lançait parfois, ô suprême éloquence, un inimitable : « Et puis, tout ça, c’est de la merde ! ».
L’essentiel avait été prononcé ; j’avais passé une excellente soirée. Le conformisme offusqué de l’assemblée se
rassérénait dans la mesure où l’apparition dérangeante se redressait, hésitait un bref instant, longeait les strapontins
en grommelant sourdement « de la merde, de la merde… » et gagnait bruyamment la sortie… »