Pinte en main, les Irlandais ont célébré, le 1er octobre, le 250e anniversaire de leur fierté nationale, la Guinness. La bière brassée à partir du malt hautement torréfié est l’une des boissons les plus vendues au monde. Ils ont levé ensemble leur verre, ou leur pinte, en mémoire d’Arthur Guinness, créateur de « the black stuff » (la chose noire). Quelques heures plus tard, ils étaient appelés, une fois de plus, à se prononcer sur le traité de Lisbonne. Avec un résultat conforme à celui que les « élites » de l’Union et du pays attendaient.
Selon celles-ci, il s’agissait ni plus, ni moins de sauver l’économie nationale. Un nouveau « non » aurait été un obstacle à la sortie de l’Irlande de la récession et quasiment condamné l’Union européenne. Bref, le continent aurait été au bord de l’apocalypse...
Le camp du « oui » l’a donc nettement emporté avec 67 % des suffrages, contre 33 % au « non » et un taux de participation de 59 % supérieur à celui de 2008 (53,5 %).
Les Irlandais, plongés dans une grave crise économique et sociale, semblent avoir voulu saisir une illusoire bouée de sauvetage. Du même coup, le premier ministre Brian Cowen, (Fianna Fail), au plus bas dans les sondages avec 11% d’avis favorables, se voit accorder une période de rémission.
L’Union européenne a consenti quelques promesses (sur la neutralité, la fiscalité, le droit à la vie pour les anti-avortement et le maintien d’un commissaire européen), pour emporter la mise. José-Manuel Barroso a promis une subvention de 14 millions d’euros aux 1 400 travailleurs licenciés de Dell, l’usine américaine délocalisée en Pologne.
De la même façon, la Banque centrale européenne (BCE) soutient par des subventions le NAMA (National Assets Management Authority), chargé de recycler les - actifs toxiques des banques - irlandaises. Une manne de l’UE dont se prévalent les partisans du « oui » en omettant d’expliquer à l’Irlandais lambda qu’elle est conditionnée à des coupes claires dans les programmes sociaux et à l’austérité budgétaire qui ont poussé mercredi encore des milliers d’Irlandais à manifester dans les rues de Dublin.
La totalité des partis représentés au Dail (Parlement), à l’exclusion de Sinn Féin, ont réalisé l’union sacrée autour du « oui ».
Le camp du « non » n’a guère pu développer ses arguments pour contrer les menaces des « ouistes » : aggravation de la crise, création d’une Europe à deux vitesses en cas de victoire du « non », expulsion de l’UE, fuite des investisseurs. Cette stratégie, dans le but de démontrer que l’Europe protégerait ses membres de la crise, a bénéficié de tous les grands supports de communication, non seulement les médias, mais aussi la publicité, jusqu’aux bus et devantures de magasins et leurs calicots « Yes for Europe ». Les grands patrons, pour certains d’entre eux réfractaires au traité en 2008, ont jeté tout leur poids, financier, dans la bataille en faveur du « oui ». Parmi eux, le boss de Ryanair, Michael O’Leary, qui a injecté dans la campagne un demi-million d’euros, et également Jim O’Hara, le PDG d’Intel. Mais l’un comme l’autre espèrent un échange de bons procédés entre « Européens convaincus ». Le premier attend le feu vert de Bruxelles dans un conflit l’opposant à Air Lingus, qu’il pourrait racheter ; le second a fait appel d’une amende de plusieurs millions d’euros infligée par la Commission contre son groupe. Les raisons qui les ont poussés à voter « oui » sont un chantage, dans une Europe où visiblement les mots peuple et démocratie n’ont pas leur place.
En attendant, 18 % de salariés irlandais pointeront au chômage l’an prochain… Avec la crise économique et une politique d’impôts bas, le gouvernement s’est mis à attaquer les services publics et à couper dans les dépenses sociales.
L’île a été le premier pays de la zone euro à entrer en récession en 2008, son PIB s’est effondré. Pendant que l’opération sauvetage des banques était lancée sur le dos des contribuables, le gouvernement a fait voter deux plans de rigueur. Perte de salaires, diminution des retraites, restrictions dans les budgets publics….
Face à l’armada du « oui », le camp du « non » de gauche (CAEUC) rassemblait une quinzaine d’organisations. En fait de « garanties juridiquement contraignantes », ont objecté une quarantaine d’avocats, les Irlandais n’ont en réalité obtenu qu’une promesse n’engageant que ceux qui l’ont reçue. « On nous demande de voter sur le même texte avec le même contenu. Avec seulement cette fois la promesse d’un protocole qui sera plus tard attaché au traité », a renchéri Mary-Lou McDonald, du Sinn Féin. Les « nonistes » avaient lancé leur campagne en août dernier, très remontés contre l’UE, qui avait stigmatisé le vote de juin 2008 en le cantonnant à un « non » nationaliste et conservateur où, pêle-mêle, se retrouvaient le milliardaire Declan Ganley ou les catholiques anti-IVG de Coir. C’est vers eux que l’Europe a lancé sa poudre aux yeux, mais aucune avancée sociale n’a été introduite. Et ce qui manque dérange. « Les problèmes relatifs aux droits des travailleurs ont clairement été identifiés lors du premier référendum. Si nous avions eu un protocole sur ce point, nous aurions soutenu Lisbonne », avait assuré Jimmy Kelly, secrétaire général de Unite. Le deuxième syndicat irlandais est resté insensible aux sirènes de la CES (Confédération européenne des syndicats) qui avait conjuré l’ICTU (Congrès irlandais des syndicats) de voter « oui ».
L’obscène militarisation de l’UE
Par Catherine Connolly, ex-membre du Parti travailliste, conseillère municipale de Galway (écrit avant le référendum)
Après avoir acheté et lu les 346 pages du traité, je suis passionnément et clairement avocate du vote « non ». En guise de réforme, ce traité donnera d’importants nouveaux pouvoirs à l’UE dans tous les aspects de nos vies, avec une réduction concomitante de la force de vote de l’Irlande et du pouvoir souverain. Une préoccupation particulière pour moi, c’est l’assujettissement de nos services publics, notamment la santé, aux seules lois du marché, avec une protection la plus minime. Il y a bien sûr un plus positif avec la charte des droits fondamentaux, mais les droits qui y sont contenus seront subordonnés à la hiérarchie des droits économiques, compte tenu de la jurisprudence à ce jour. Le plus effrayant de tout est la militarisation obscène de l’UE. Oui, la neutralité de l’Irlande est protégée, dans la mesure, étroite, où un référendum sera nécessaire si l’Irlande souhaite participer à une défense commune. Toutefois si le traité est adopté, l’UE disposant d’une personnalité juridique nouvelle va immédiatement aller de l’avant avec le développement de cette politique. En effet, il est une obligation pour le Parlement européen de tenir un débat deux fois par an pour suivre sa mise en application ! En outre les États membres sont obligés d’améliorer progressivement leur capacité militaire, contribuent à un fonds de lancement à des fins militaires, et sont obligés de venir au secours d’un autre État membre, s’il est soumis à une agression armée sur son territoire, sans qu’un referendum soit nécessaire. Pour la seconde procédure, le gouvernement doit tout simplement décider qu’elle ne porte pas atteinte au caractère spécifique de notre politique de sécurité et de défense. Encore plus inquiétante est l’obligation contraignante de solidarité dans le cas d’attaque ou menace terroriste. L’Irlande ne peut s’abstenir au cours d’un tel vote, mais dans un esprit de solidarité mutuelle il ne sera pas permis d’exprimer la moindre opposition. L’Agence européenne de défense est inscrite dans le traité pour la première fois et représente en réalité un feu vert pour l’industrie de l’armement. Si ces obligations et développements, et je n’en cite que quelques-uns, ne suscitent pas notre alarme, alors je me demande bien ce qui le fera.